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Quand la preuve déloyale rencontre le droit à la vie privée en droit du travail (Cass.soc.,8.03.23)

Cassation, chambre sociale, 08/03/2023, n°21-17.802 / n°21-12.492


[ARTICLE] Le 8 mars 2023, en matière de droit du travail, la chambre sociale de la Cour de cassation s'est prononcée dans deux arrêts dans lesquels s’opposaient le droit à la vie privée et le droit de la preuve.

Pour mémoire, nous rappellerons dans un premier temps que dans le procès civil, la loi prévoit que par un principe la preuve est libre, ce qui signifie qu’elle peut être rapportée par tous moyens (1358 du Code civil) sous réserve que cette preuve soit loyale.


En application de ce principe de loyauté de la preuve, les juridictions refusent en principe de prendre en considération toute preuve obtenue de manière déloyale telle qu’une preuve portant atteinte au secret professionnel, un enregistrement ou une vidéo obtenue à l’insu de la personne par la mise en place d’un stratagème, une preuve obtenue par fraude, violence, ou vol, etc. Les outils technologiques permettant le traçage des personnes comme les mouchards ou les GPS ne sont pas considérés comme des preuves loyales sans le consentement la personne suivie ou écoutée.


Cette règle peut cependant connaître des tempéraments. C’est le cas lorsque le droit à la preuve s’oppose à un autre droit fondamental tel que le droit à la vie privée.


Il est nécessaire de rappeler que le droit à la vie privée est un droit fondamental consacré à l'article 8 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».

Le droit de la preuve est garanti par l’article 6 de la même convention qui assure à chaque citoyen de ses États-membres le droit à un procès équitable.


1. Preuve par vidéosurveillance


Dans le premier arrêt, après six ans au sein d’une société, une prothésiste ongulaire (ci-après la salariée) est licenciée pour faute grave. L'employeur lui reproche des faits de vols et d'abus de confiance. La Salariée a ainsi saisi le Conseil des Prud'hommes pour contester ce licenciement.

La Cour d'appel de Paris a condamné l’employeur au motif que les preuves qu'il a produites, à savoir des extraits de vidéosurveillances, sont inopposables à la salariée. Elle considère que l'utilisation de la vidéosurveillance en qualité de preuve porte atteinte au caractère équitable de la procédure. La Cour d'appel se fonde sur le fait qu'il existait d'autres moyens de preuve permettant de constater les manquements reprochés à la Salariée, notamment un audit, que l'employeur a fait réaliser, mais qu’il n’a pas versé au débat.


L'employeur a formé un pourvoi en cassation. Il reprochait notamment à la Cour d’appel de considérer que la vidéosurveillance n’était pas un moyen de preuve indispensable, alors qu’elle avait considéré les autres preuves apportées par le défendeur insuffisantes.

Dans son pourvoi, l’employeur reproche également à la Cour d’appel d’avoir considéré que la mise en place d’une vidéosurveillance était disproportionnée au but poursuivi, à savoir garantir la sécurité des personnes et des biens, en particulier dans un magasin qui faisait l'objet de vols régulièrement.


La Cour de cassation a rejeté le pourvoir et confirmé la décision de la Cour d’appel, à savoir que la preuve par vidéosurveillance de l’employeur était dans cette affaire inopposable à la salariée.

Elle rappelle « que l'illicéité d'un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats ». La jurisprudence a plusieurs fois confirmé cette position depuis une dizaine d’années. Le juge doit apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable du procès dans son ensemble. La chambre sociale avait consacré ce principe, dans arrêt Manfrini en 2020, jugeant recevable une preuve considérée jusqu’alors comme illicite dans le cadre du traitement des données personnelles (Soc. 25 nov. 2020, n° 17-19.523).


D’une part, la Cour qualifie les enregistrements de vidéosurveillance de moyens de preuve illicites, car la salariée n’avait pas connaissance de la vidéosurveillance, de la finalité de ce traitement de données personnelles ni de sa base juridique, et que la vidéosurveillance mise en œuvre par l’employeur nécessitait également une autorisation préfectorale qu’il n’avait pas. Nous rappelons qu’informer les personnes concernées des traitements de leurs données à caractère personnel est une obligation légale prévue par le Règlement Général sur la Protection des Données UE2016/679 et la Loi Informatiques et Libertés n°78-17). D’autre part, la Cour de cassation relève que ce moyen de preuve n’était pas indispensable puisque les soupçons de vol par la salariée avaient été originellement révélés par un audit mis en œuvre par l’employeur que ce dernier n’a pas produit au procès.


Selon le raisonnement de la Cour de cassation, il revient donc au juge d'apprécier souverainement :

  • Si la preuve porte atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie privée et le droit de la preuve ;

  • Pour déterminer si la preuve rapportée est susceptible de porter atteinte à la vie privée de la Salariée.


Dans l'hypothèse où la preuve porte atteinte à la vie privée du salarié, elle recevable à la condition :

  • « que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit [de la preuve] ». La Cour précise que n'est pas indispensable la production d'une preuve recueillie par vidéosurveillance dès lors qu'un autre moyen de preuve permettant de constater les manquements peut être versé au débat ; et

  • « que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ». Ce contrôle de proportionnalité est opéré souverainement par le juge.


Sur ce dernier point, la Cour de cassation ajoute dans cet arrêt, qu’en présence d'une preuve illicite, il revient au juge de s'interroger sur la « légitimité du contrôle opéré par l'employeur » et sur le fait de savoir si le recours à la vidéosurveillance et l'ampleur de celle-ci sont justifiés.


2. Demande de production de bulletins de salaires de salariés tiers au litige


Dans un second arrêt rendu le même jour, une compagnie d'investissements financiers (dénommée ci-après la « compagnie ») avait engagé une salariée qui avait travaillé pendant neuf ans dans l'entreprise avant d'être licenciée. À la suite de ce licenciement, la salariée a saisi le Conseil des Prud'hommes d'une procédure en référé, se déclarant victime d'une inégalité salariale. Elle demande à la juridiction prud'homale, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, la communication des bulletins de salaire des salariés hommes ayant un poste égal ou équivalent au sien afin de prouver l'inégalité en raison de son sexe de laquelle elle se dit victime.

Pour mémoire, l’article 145 du Code de procédure civile prévoit que « S'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. »


Le Conseil des Prud'hommes a autorisé la communication des bulletins de paie. Dans un arrêt rendu en 2020, la Cour d'appel de Paris confirme la décision de la juridiction prud'homale et autorise la communication des documents. Un pourvoi est formé par la compagnie.


Dans son arrêt, la Cour d'appel a ordonné à l’employeur la communication des bulletins de paie avec occultation des données non-utiles à la procédure. Elle a également accompagné cet ordre d'une astreinte.


Par principe, l'employeur ne traitait les données personnelles qu’il collecte auprès de ses salariés que dans le cadre des finalités prévues dans la relation de travail. La compagnie se fonde donc sur cette disposition pour contester la décision de la Cour d'appel, déclarant que la communication des bulletins de salaire à des fins probatoires est une finalité différente de ce qui a été prévu pour les données à caractère personnel communiquées par les salariés pour établir les bulletins de paie. D’autre part, l’employeur soutenait la production des bulletins de salaire n’était pas indispensable à l’exercice du droit de la preuve de la salariée puisqu’elle apportait déjà un certain nombre d’éléments.


La Cour de cassation répond que le droit à la protection des données à caractère personnel n'est pas un droit absolu et doit être considéré par rapport à sa situation dans la société et mis en balance avec d'autres droits fondamentaux conformément aux principes de proportionnalité. Le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et l'atteinte proportionnée au but poursuivi.


Il revient ainsi au juge :

  • De contrôler si la communication est nécessaire à l'exercice du droit de la preuve et proportionnée au but poursuivi,

  • De vérifier s'il y a un motif légitime à établir ou à conserver la preuve.

  • Dans l'hypothèse d'une atteinte à la vie privée, le juge devra vérifier si la communication est indispensable à l'exercice du droit de la preuve, au besoin en cantonnant le périmètre de production des pièces.

En l'espèce, la Cour a rejeté le pourvoi. Elle a relevé que la Cour d’appel avait ordonné la communication des bulletins de salaire avec occultation des données personnelles à l'exception d’une liste données précises. La chambre sociale relève également que la Cour a fait ressortir que cette communication d'éléments portant atteinte à la vie privée d'autres salariés était indispensable à l'exercice du droit de la preuve et proportionnée au but poursuivi soit la défense de l'intérêt légitime de la salariée à l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi et de travail communication des pièces a été jugée indispensable.


 

En synthèse, dans le premier arrêt, la preuve de vidéosurveillance a été rejeté considérant que l’atteinte était disproportionnée au but poursuivi (garantir la sécurité des personnes et des biens) et que l’employeur pouvait démontrer ses prétentions avec d’autres preuves.

Tandis que dans le second arrêt, l’atteinte à la vie personnelle des salariés tiers au procès a été considérée indispensable au droit de la preuve, et proportionnée au but poursuivi, dans la défense de l’intérêt légitime de l’égalité de traitement homme/femme en matière d’emploi.


Dans ces deux arrêts, les juridictions ont considéré qu’il y avait une atteinte à la vie privée, mais dans l’un des arrêts, la preuve était indispensable pour à l’exercice du droit de la preuve et proportionnée au but poursuivi et pas dans l’autre.

Dès lors que dans les deux espèces, les employeurs ont été déboutés, on peut s’interroger si dans le contrôle de proportionnalité tient compte de la qualité de salarié, pouvant être perçu comme la partie faible dans un litige face à son employeur.


Ces arrêts permettent également à la Cour de cassation de rappeler que le droit des données personnelles et le droit à la vie privée ne sont pas absolus et que, comme tout autre droit fondamental, il peut y être porté atteinte pour faire prévaloir un autre droit, selon la situation juridique.


S'agissant de la mise en balance des droits, nous noterons que la protection des données personnelles n'a fait que s'agrandir ces dernières années, notamment depuis l'entrée en vigueur du RGPD, et des décisions de justice sont rendues chaque année sur le sujet afin de déterminer ce qui peut légitimement porter atteinte à la vie privée, permettant de suivre un raisonnement précis. Il y aura lieu d’examiner dans chaque situation, les preuves qui sont judicieuses d’apporter au procès.


Nous rappelons que la question de la loyauté de la preuve est traitée différemment dans le procès pénal. La Cour de cassation a rendu deux décisions le 23 mars 2023 dans lesquelles elles se prononce sur des preuves constituées de vidéos, photographies et données de géolocalisation rapportées par des policiers.





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