[ARTICLE] Le principe selon lequel une preuve même illicite n’entraîne pas nécessairement son rejet, quand bien même elle porterait atteinte à la vie privée, a fait l’objet de plusieurs décisions de justice ces dernières années.
L’importance de la question s’est accrue notamment lors de l’apparition de la réglementation européenne renforçant la protection des données personnelles. La promotion de ce droit ces dernières années, érigé comme d’une importance primordiale dans une société où la donnée personnelle est devenue un produit mercantile traité en masse, a pu laisser croire à certains que le droit fondamental à la vie privée ne souffrirait plus d’aucune atteinte légitime et remporterait la bataille dans chaque procès où elle affronterait un autre droit.
Si les juridictions françaises examinent avec attention les atteintes à la vie privée, la Cour de cassation vient de rappeler dans un arrêt du 8 mars 2023 (article 1/3) que le droit à la vie privée n’est pas absolu.
La jurisprudence de ces dernières années continue de développer des critères d’analyse permettant d’instaurer un équilibre entre la recevabilité d’une preuve illicite qui porterait atteinte à la vie privée, et le droit à la preuve dans l’équilibre du procès.
Nous proposons ci-dessous quelques illustrations jurisprudentielles de ces dernières années.
1. La preuve et le monde du travail
Cassation, chambre sociale, 20/12/2017, n°16-19609 et Cassation, chambre sociale, 12/09/2018, n°16-11.690
Un employeur se fonde, pour remettre en cause l’état dépressif d’une de ses salariés, sur des informations trouvées sur le compte Facebook de ladite salariée. Il a obtenu ces dernières au moyen du téléphone professionnel d’un autre salarié ami sur le réseau social avec la salariée. Le contenu récupéré à des fins probatoires n’étaient accessibles qu’aux amis Facebook de la salariée, de ce fait, la Cour de cassation considère que l’employeur commet une violation au droit au respect de la vie privée en se fondant sur une publication faite pas un salarié dont le compte est privé.
Cette solution est reprise dans un arrêt de 2018, appliquant cette même règle pour les publications provenant d’un groupe fermé sur Facebook.
Cassation, chambre sociale, 30/09/2020, n°19-12.058
Ce célèbre arrêt Petit Bateau concerne le licenciement d’une salariée qui a posté une photo de la nouvelle collection à venir sur son compte privé Facebook. La production de la preuve, qui est en l'espèce le post Facebook de la salariée, ne porte pas atteinte à la vie privée et est justifiée sur deux points :
ð La loyauté de la preuve, elle a été obtenue sans stratagème puisque la preuve a été communiquée par un autre salarié ;
ð La confidentialité des affaires, la preuve était indispensable à l’exercice du droit de la preuve et proportionnée au but poursuivi.
Cet arrêt est un revirement de jurisprudence. En effet, dans les arrêts précédents, il a été relevé que les preuves tirées d’un compte privé sont jugées illicites.
Cassation, chambre sociale, 25/11/2020, n°17-19.523
Dans cet arrêt, il est question d’un licenciement pour faute grave en raison de l’usurpation d’identité de sociétés clientes pour adresser à une entreprise cliente et concurrente des demandes de renseignements.
Est ici développée la question de la recevabilité d’une preuve illicite. En effet, afin d’identifier l’adresse IP à partir de laquelle les demandes de renseignements ont été envoyées, l’employeur a exploité les fichiers de journalisation conservés sur les serveurs. Cependant, cette preuve est considérée comme illicite par la Cour de cassation au motif qu’elle n’a pas fait l’objet d’une déclaration préalable à la CNIL (avant l’entrée en vigueur du RGPD).
Il ressort également de cet arrêt que l’illicéité d’une preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet. Il revient au juge de mettre en balance le droit au respect de la vie privée du salarié et le droit de la preuve. Il doit apprécier si la production de la preuve est indispensable à l’exercice du droit de la preuve et si l’atteinte est strictement proportionnée au but poursuivi.
Cassation, chambre sociale 12/11/2020, n°19-20.583
Cet arrêt concerne un licenciement pour faute grave. Afin de prouver la faute de sa salariée, l’employeur a produit des messages Facebook échangés entre la salariée et une de ses collègues. La Cour d’appel a rejeté la demande de dommages et intérêts formée par la salariée au motif que la production du message à des fins probatoires ne lui avait causé aucun préjudice.
La Cour de cassation, casse l’arrêt d’appel au motif que « la seule constatation d’une atteinte à la vie privée ouvre droit à réparation ». De ce fait, il n’y a pas besoin de justifier d’un préjudice dès lors que la production d’une preuve porte atteinte à la vie privée d’un salarié et n’est pas indispensable à l’exercice du droit de la preuve.
2. La preuve et le divorce
CEDH, 10/10/2006, D.2006.2692
Cet arrêt concerne la production dans une procédure de divorce d’un extrait d’un dossier médical démontrant un éthylisme sans le consentement de la personne concernée et sans la sollicitation d’un professionnel de santé. Le requérant voit dans la production et l’utilisation de cette pièce une ingérence au droit au respect de la vie privée et familiale.
La Cour constate ici une violation à l’article 8 de la Convention garantissant ce droit. Elle considère qu’il y a une atteinte disproportionnée au but recherché et que la production des documents médicaux n’étaient pas nécessaires.
CEDH, 07/09/2021, n°27516/14
Il s’agit en l’espèce d’une procédure de divorce dans laquelle l’époux a produit comme preuve des messages électroniques échangés par son épouse sur un site de rencontre. Dans cet arrêt, la Cour se fonde sur le fait que la procédure civile est en accès restreint au public, et que ces messages ne seront pas divulgués. De plus, il est précisé que les juges n’ont pas fait un examen profond de ses messages puisqu’ils n’ont pas statué sur les demandes les concernant.
Ainsi, il n’y a pas de violation au droit au respect de la vie privée.
3. La preuve et la prise d'image
Cour d'appel de Paris, 15/05/2019, n°18/26775
Il est question dans cet arrêt de prise de vue de parcelles réalisées par un drone. Les appelants considèrent que ces images portent atteinte à leur vie privée, ce qui est contesté par les intimés déclarant que les prises de vues ne permettent pas d’identifier les occupants des lieux. La Cour d’appel donne raison aux appelants en déclarant que l’attente à la vie privée pouvait être caractérisée même en absence d’images des occupants. Cela est justifié par le fait que ces prises de vues ne sont pas nécessaires ni proportionnées à l’exercice du droit de la preuve.
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